Aujourd’hui, j’ai envie de vous faire découvrir le parcours et l’activité de Juliette MARNE, auteure et entrepreneure, qui habite la région toulousaine. Oui, nous parcourons la France avec mes portraits !

Nous avons fait connaissance il y a quelques mois, dans le cadre d’une formation en ligne sur l’entrepreneuriat (Services à Succès de Mylène Ueda)

Et je tenais à vraiment vous faire découvrir son histoire, son activité, son engagement, sa vision de la vie et bien sûr son expérience entrepreneuriale.

 

1 – Bonjour Juliette, pour démarrer, peux-tu nous retracer ton parcours professionnel, jusqu’à ce jour ?

En attendant de devenir écrivaine, un rêve qui s’est réalisé par étapes, j’ai travaillé dans l’édition pendant une dizaine d’années. Ça m’a permis de découvrir les coulisses de la publication. Éditrice ou chef de projet, je suivais les livres depuis leur conception jusqu’au moment de l’envoi chez l’imprimeur.

J’ai été salariée très peu de temps, dans l’édition jeunesse. On me demandait de réaliser des livres « de qualité » pour des enfants/adolescents, avec des moyens sans cesse réduits. Les intervenants étaient mal rémunérés (à commencer par l’auteur, en général le plus mal payé de la chaine éditoriale). Cette double contrainte m’est vite devenue insupportable.

Ensuite j’ai été éditrice/rédactrice freelance pour plusieurs maisons d’édition. Je me sentais plus libre, mais je pouvais difficilement disposer de mon temps, étant souvent à la disposition des donneurs d’ordre.

Depuis 2015, je me consacre à l’écriture et à la gestion de l’entreprise de sculpture de mon compagnon, Gérard Lartigue. Au départ nous ne concevions pas ce travail d’artistes comme une réelle entreprise. C’est pourtant bien de ça qu’il s’agit.

 

2 – Comment en es-tu venue à co-gérer l’entreprise de ton conjoint ? Peux-tu aussi nous la présenter ?

Gérard a d’abord été peintre. Il y a dix ans, il a découvert la sculpture et « lâché les pinceaux pour l’argile », comme il dit. Il sculpte sans cesse, sans vacances, dix à seize heures par jour. Son travail passe avant tout. Il n’a jamais été autre chose qu’artiste.

Son site Internet a vite reçu des commandes de portraits. Surtout des particuliers qui voulaient honorer un membre de leur famille, ou une personnalité qu’ils admiraient. Il arrive à insuffler une présence dans ses portraits, en plus de la ressemblance.

La sculpture a quelque chose de magique. La figure humaine sculptée peut donner une sensation de présence tellement forte ! C’est drôle, mais cette volonté qu’a Gérard de mettre de l’esprit dans la matière fait écho à mon propre désir, quand j’étais éditrice, de publier des livres avec du sens. Lorsque arrivait dans mes mains le premier exemplaire d’un livre encore chaud de l’imprimerie, je ressentais la présence de son auteur, ce que son propos allait apporter au monde. Participer à la création d’un objet qui n’existait pas – livre ou sculpture – me rattache à la terre, à tout ce qui nous ancre et nous nourrit.

Gérard Lartigue – Retouche du buste de Jean Mermoz

 

Au départ j’aidais Gérard de manière informelle, dans les expositions et pour les cours de sculpture. C’était très enthousiasmant, j’ai découvert peu à peu l’univers de l’art et me suis prise au jeu.

Petit à petit s’est fait jour l’envie de réaliser des projets plus ambitieux en sculpture. Gérard a une forte conscience politique (plutôt universelle). Pour lui, l’art est un moyen de transcender notre existence. Pour moi, c’est apporter du sens à une société où trop de gens vivent en « pilote automatique », ne savent plus avoir une existence pleine, délèguent la responsabilité de leur vie à l’extérieur d’eux-mêmes.

Un tournant a été pris avec les attentats de Charlie Hebdo en 2015. Dans cette période critique, j’ai pris conscience que le monde tranquille et en même temps assez normé dans lequel je vivais depuis ma naissance pouvait basculer. J’ai alors senti que ma voix intérieure devait résonner aussi à l’extérieur.

En quelques semaines, Gérard a réalisé les bustes de six des journalistes assassinés : Wolinski, Charb, Cabu, Tignous, Honoré et Bernard Maris.

On venait de publier La Tâche bleue, mon premier livre, dont une présentation était prévue à la médiathèque de Muret, notre ville. La directrice a tout de suite voulu exposer, en même temps, les bustes de Charlie. Le soir de la présentation de La Tâche bleue, nous avons commencé notre intervention en parlant d’Albert Camus et de la liberté d’expression. C’était la première fois que j’osais prendre la parole sur ces sujets qui font partie de l’essence de la vie publique.

Tout cela semble assez éloigné de l’idée d’entreprise, mais pas du tout. Depuis lors, notre désir d’être plus impliqués dans la vie publique nous a naturellement amenés à travailler avec les mairies. Ce qui porte notre entreprise, c’est d’abord un souffle, une énergie qui nous dépasse, artistique, littéraire, et humaine.

 

3 – Quels sont les défis qui se sont présentés à toi quand tu as démarré cette aventure ?

Être entrepreneure au quotidien, ça veut dire se lever le matin en ayant une journée libre, ce qui est génial et angoissant. Ça veut dire avoir des revenus totalement irréguliers, apprendre à vivre dans l’insécurité. Ça veut dire se reconstruire et se remettre en cause tous les quatre matins. Ça veut dire d’innombrables efforts qui semblent ne servir à rien, des coups d’épée dans l’eau. Des moments de découragement et puis des traversées du désert. Tout cela est nécessaire et forge la volonté. Comme diraient Bashung (et Fauque) : « Tu perds ton temps / À te percer à jour / Devant l’obstacle / Tu verras / On se révèle ».

En fait, tout est ouvert lorsqu’on est artiste, et c’est pareil lorsqu’on est entrepreneur. C’est tout récemment que j’ai découvert mon rôle réel dans l’entreprise, celui d’amener à la lumière les œuvres de Gérard par une « traduction » de sa démarche artistique. Encore une fois, j’utilise le langage pour essayer d’approcher l’art, les images, la matière, tout ce qui est intangible.

 

4 – Peux-tu nous parler de ton activité d’auteure ? Quels sont les sujets sur lesquels tu te penches ? Peux-tu nous parler de ta ou tes publications ?

Être auteure est ce qui fonde mon identité. Je me penche sur la vie intérieure, en lien avec la société. Le rapport privé/public m’interpelle sans cesse. La manière dont la société, insidieusement, joue sur notre vie intérieure. Par exemple, notre corps « appartient » à la société en de nombreuses circonstances, lorsqu’on est dépendant (maladie, petite enfance, fin de la vie). Comment vivons-nous ces situations ? Qu’en pense notre « esprit » ? Les liens corps-esprit me fascinent.

La Tâche bleue, un recueil de nouvelles, est mon premier ouvrage, paru il y a quatre ans. Les dix histoires n’ont pas de lien direct les unes avec les autres, à part la couleur bleue. Les sujets touchés sont le don d’organes, la vie en entreprise, la mort, l’amour, les liens générationnels, la maternité… l’engagement dans la vie. La tâche de l’écrivain est bleue comme la couleur du ciel, comme la couleur de l’eau, elle renvoie à la vie, à la profondeur, aux forces infinies de l’esprit.

Voici un extrait de la préface écrite par Gérard (qui lui aussi écrit) : « J’ai découvert que sa source principale était l’univers des rêves, que les rêves ont la couleur du ciel, qu’elle devait parcourir un monde parallèle jour après jour comme une obligation qu’elle s’était donnée toute seule. »

La tâche bleue – Juliette Marne – Editions Auzas

 

5 – Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans le fait d’écrire ?

Écrire tisse le fil de mes jours qui, sinon, se diluent dans l’apathie et l’indifférence. Si je n’écris pas pendant plusieurs semaines, le monde devient une chose informe, qui perd son sens. Le temps se délite. C’est une nécessité pour moi d’écrire. L’écriture est une manière de former, ou de reformer mon esprit.

Mon intérêt se porte sur les liens entre le langage (notre côté rationnel) et l’image (plus irrationnelle). Il m’arrive d’utiliser des techniques comme le rêve éveillé libre (qui, dans un état de semi-conscience, fait remonter des séries d’images que nous portons en nous), pour trouver ce qui gît au fond de ma conscience. Enfin, ça ne gît pas, c’est plutôt hyperanimé ! Dans mes nouvelles, j’aime découvrir des liens entre mes images mentales, qui sont parfois individuelles et parfois collectives, et la « réalité » quotidienne, sociale.

Dans la poésie, ce sont les rythmes, les rimes et le sens des mots qui m’importent. C’est une approche à la fois musicale et sémantique :

J’apprends tout doucement à vivre

Sans les réseaux et sans l’ivresse

Les libellules planent sur l’eau vive

Ça ne va pas sans maladresse

J’écris parfois à partir des œuvres de Gérard, par exemple La Statue sarcophage.

 

6 – Comment concilies-tu tes différentes activités : ta casquette de cheffe d’entreprise et celle d’artiste ?

Ce n’est pas évident parce que l’écriture demande beaucoup de solitude, et d’entrer dans un monde à soi. Heureusement, l’atelier où nous nous trouvons, une ancienne briqueterie au bord de la rivière, nous plonge dans un univers à part, où l’on peut facilement se mettre à l’écoute de sa voix intérieure.

Du coup, ce sont plutôt des périodes qui se succèdent : dans mon bureau, que nous avons construit dans l’atelier, je suis totalement gérante d’entreprise, avec le côté social, multiactivités, exaltant qu’il comporte… Puis je m’exile au fond de l’atelier, devant mon écritoire. J’écris debout, c’est nécessaire. L’écriture a une dimension physique, il y a une sorte de lutte entre le corps et l’esprit.

Pendant ce temps, dans une autre partie de l’atelier, Gérard sculpte la pierre, dans des nuages de poussière de marbre et le bruit déchirant de la disqueuse… Je travaille parfois avec lui sur les sculptures, en appliquant des patines… Pour le monument Jean d’Ormesson réalisé à Ceyreste, nous avons fabriqué ensemble les treize livres monumentaux en cire qui ont ensuite été fondus en bronze.

La poésie, je peux l’écrire dans n’importe quelles circonstances. Le travail de prose nécessite de pouvoir se déconnecter des tâches pratiques de l’entrepreneuriat. Mais toutes mes activités se nourrissent les unes les autres. La confiance en moi qu’a développée la gestion d’entreprise me sert pour mes projets littéraires. Avec le temps, la création prend de plus en plus de place dans ma vie.

 

7 – Qu’est-ce qui te plaît le plus dans la vie professionnelle que tu mènes aujourd’hui ?

L’absence totale de routine ; une indépendance précieuse ; le fait qu’en tant qu’artistes, on peut côtoyer tous les milieux sociaux. On vit à la fois en marge de la société et au cœur de ses enjeux.

Au niveau symbolique, sentir que nous pouvons redonner du sens à l’existence des gens, que nous contribuons à la beauté dans le monde.

Nous n’arrêtons jamais vraiment notre activité puisque tout est mêlé : travail, temps « libre », art, prospection, voyages, création, comptabilité, le jour, la nuit… Ce n’est pas un problème car nous avons à peu près le même rythme de vie. Comme nous ne faisons que des choses qui nous maintiennent en vie, notre travail est notre existence, notre atelier est comme notre maison, notre entreprise est notre passion… Les frontières s’estompent. Avec le temps, j’apprends à être plus souple pour naviguer d’un univers mental à un autre. Cette fluidité est une qualité première.

 

8 – Quels sont les challenges à relever quand on travaille en couple dans la même entreprise ?

Travailler en couple est pour moi une expérience unique, très exigeante et extrêmement bénéfique. Chacune de mes avancées est longue et coûteuse à mettre en place, mais une fois qu’elle est acquise, c’est pour toujours. Et puis on s’amuse beaucoup !

En couple, on est obligés de bien s’entendre. Tout le temps. Sinon, on ne peut plus travailler et c’est très vite intenable. On doit donc réagir rapidement dès qu’un problème se présente, en trouver la racine et le moyen d’aller au-delà. Il faut une confiance totale dans l’autre.

Le grand défi, c’est que chacun des deux puisse s’épanouir au niveau artistique. Mais là il y a quelque chose de magique, c’est que plus on se donne à cette entité étrange qu’on nomme « le couple », plus on en retire quelque chose pour soi. Contrairement à ce que je pensais avant – et à ce que prône l’individualisme – l’épanouissement personnel ne se fait pas contre l’autre. Un vrai couple est un socle, et une force qui marche. Et nos deux vies sont de plus en plus mêlées.

On doit aussi vérifier qu’on est toujours d’accord sur les buts à atteindre. La création artistique est notre raison de vivre, et j’ai pris du temps à comprendre qu’il ne fallait pas que l’aspect pratique des choses (l’organisation, la rentabilité…), c’est-à-dire les moyens, prenne le pas sur les « fins », qui sont l’art et la littérature.

 

9 – Quels sont les projets que tu souhaites développer cette année ?

Côté écriture, la publication de mon premier recueil de poésie, pour lequel je cherche un éditeur. Je veux finir mon second recueil de nouvelles, avec des textes plus longs.

Côté sculpture, nous aimerions réaliser des monuments plus importants, de manière à continuer à rendre hommage aux êtres humains qui nous ont précédés, qui ont su aller au-delà d’eux-mêmes et laisser une œuvre plus grande qu’eux.

Pendant deux ans, nous avons travaillé avec une maison de retraite, à Saint-Martory. Gérard a réalisé les bustes d’une quinzaine de résidents, pendant que je les interrogeais sur leurs vies. Nous voulons publier un livre mêlant ces portraits sculptés et des textes littéraires autour de la biographie, de la vie dans les EHPAD, de la mémoire, des regards que les personnes âgées portent sur le monde, alors que nous détournons d’eux notre propre regard.

 

10 – Aurais-tu un conseil à partager aux artistes, qui ont envie de vivre de leur art ?

Croire en soi. Se méfier d’un succès trop rapide, qui peut briser l’élan créateur. Être au clair avec ses motivations. Rester sincère. Ne pas écouter les conseils d’autrui. 🙂

Savoir que nous sortons lentement d’une longue période où seul l’art conceptuel, dit « contemporain », avait droit de cité. En France, depuis quatre décennies, c’est le seul courant systématiquement aidé par l’État, ce qui prive énormément d’artistes des aides institutionnelles. C’est terrible parce qu’en 2019, l’art contemporain n’a plus du tout le caractère transgressif qu’il avait à ses débuts (il y a un siècle !). Cette situation oblige les artistes à se débrouiller, ce qui, d’un côté est formateur…

Heureusement, l’art figuratif fait un retour en force dans de nombreux pays. Pour nous, c’est un art qui relie à l’humain, à la chair, aux sources même de la vie.

Sur un plan pratique, Internet offre beaucoup de possibilités. Les anciens modèles de rémunération de l’art sont en partie obsolètes. Tout est à découvrir et à construire. Nous vivons une époque exaltante en ce sens.

De toute manière, les artistes n’ont jamais eu une existence simple. Vivre avec le risque et l’instabilité, si ce n’est pas le critère d’une œuvre réussie, est au moins celui d’une vie intense, au terme de laquelle on n’aura pas de regrets.

Simone Veil – Sculpture en pierre – Gérard Lartigue

 

Pour retrouver Juliette Marne et Gérard Lartigue

La Tâche bleue, recueil de nouvelles, éditions Auzas
Page Facebook
Site de sculpture : art-france.fr
Instagram : www.instagram.com/gerardlartigue/
Galerie en ligne : KAZoART